Jugement Bouthéon et Dubreuil

COUR D'APPEL DE BESANÇON (1re CH.)

25 NOVEMBRE 1912. Présidence de M. Clavey.

COMPÉTENCE COMMERCIALE. ART. 420, § 3 C. PR. CIV. -

LIEU DU PAIEMENT. - BON DE COMMANDE. MENTION ATTRIBUTIVE DE COMPÉTENCE. RÉCEPTION SANS PROTESTATION. - FACTURES. — ENVOI POSTÉRIEUR. MENTIONS CONTRAIRES. CIRCONSTANCE INOPÉRANTE.

Lorsque des commandes ont été passées au moyen de bons portant qu'en cas de contestation, le différend sera jugé par le tribunal de commerce de telle localité et que les paiements seront faits par telle banque de la même localité, le tribunal de ce lieu est à bon droit saisi d'un litige relatif à l'exécution du marché par application de l'art. 420, § 3 C. pr. civ., comme étant celui de l'arrondissement où le paiement devait être fait.

Il en est surtout ainsi lorsque te fournisseur qui a reçu, exécuté et expédié les commandes sans aucune protestation au vu de ces bons, en a, par là même, accepté les stipulations.

Et les mentions insérées aux factures adressées ultérieurement par lui à l'acheteur ne peuvent modifier les conditions des marchés conclus sous l'empire de ces stipulations.

Bouthéon et Dubreuil c Schneider et Cie.

Le Tribunal de commerce de. Besançon a rendu, à la date du 10 février 1912, le jugement suivant, lequel expose les circonstances de la cause :

LE TRIBUNAL,

Attendu que par exploit du 21 novembre 1911, enregistré, la Société en commandite par actions Th. Schneider et Cie, dont le siège est à Besançon comme elle est représentée, a fait assigner les défendeurs pour les voir condamner à lui payer la somme de 102.200 francs de dommages-intérêts en réparation du préjudice qu'elle aurait subi par suite de la mauvaise qualité des marchandises à elle livrées par les défendeurs ;

Attendu que Boulhéon et Dubreuil, avant toute défense au fond, opposent l'exception d'incompétence ratione loti, tirée de l'art, 420 C. pr. civ. que les défendeurs soutiennent en effet que la Société Schneider a, dans le courant de juillet 1910, traité avec eux pour la fourniture d'un certain nombre de pièces d'acier nécessaires à la construction des voitures automobiles, mais que ce marché aurait été verbalement conclu à l'Horme, lieu de leur domicile ; que d'autre part, les marchandises étaient vendues sur wagon Saint-Chamond ; enfin , que l'Horme était le lieu de paiement fixé par la stipulation des factures contre laquelle la Société demanderesse n'aurait fait aucune objection ni réserve ;

Attendu qu'il résulte de l'exploit introductif d'instance que l'assignation a été donnée à la requête de la Société en commandite par actions Th. Schneider et Cie ; qu'il résulte des conclusions déposées par celte dernière et développées à la barre par son avocat, que le litige porte sur la mauvaise exécution des commandes par elle transmises aux défendeurs, en novembre et décembre 1910 ;

Attendu que les publications légales ont établi que la Société demanderesse a été constituée le 28 septembre 1910 ; qu'il est donc inexact de soutenir qu'elle aurait passé un ou plusieurs marchés en juillet 1910, c'est-à-dire antérieurement à sa constitution ; que d'ailleurs, les défendeurs n'ignoraient pas la situation de leur client ; qu'en effet, il résulte de la correspondance produite aux débats et notamment des lettres des 2 septembre et 11 novembre 1910 que, tandis que la première est adressée à M. Th. Schneider, la seconde porte l'adresse MM. Th.. Schneider et Cie, que précisément la constitution de la Société demanderesse a eu lieu entre ces deux dates ;

Attendu que les commandes litigieuses sont parfaitement individualisées ; qu'elles se localisent en novembre et décembre 1910 et qu'elles sont établies par des bons numérotés ; qu'on ne saurait soutenir que ces commandes font partie d'un marché global qui aurait été conclu entre Th. Schneider seul et les défendeurs, et que la Société demanderesse aurait ensuite pris en charge ; que la correspondance échangée entre les parties va à l'encontre de cette allégation et que, d'ailleurs, il est constant que la demanderesse ne demande réparation que du préjudice subi par la mauvaise exécution des commandes de novembre et décembre 1910 ;

Attendu que ces commandes étaient effectuées au moyen de bons, stipulant les conditions à observer pour leur exécution ; que ces conditions portent notamment « en cas de contestations, le différend sera jugé par le Tribunal de commerce de Besançon, les dispositions sur notre caisse sont payables au Comptoir d'Escompte de Mulhouse, à Besançon » ;

Attendu que l'acceptation sans réserves de l'exécution des commandes ainsi transmises emportent, par voie de conséquence, acceptation des conditions accessoires formellement stipulées ; que l'attribution de juridiction au tribunal de céans ne saurait donc aujourd'hui être contestée ; que d'ailleurs Bouthéon, et Dubreuil, dans le nota marginal de leurs factures, se réfèrent, en ce qui concerne les retards de livraison, aux stipulations de la commande ;

Attendu que les défendeurs ne sauraient sérieusement soutenir que la condition de paiement, stipulée dans leurs factures, peut prévaloir contre les stipulations des bons de commandes acceptés et exécutés ; qu'en effet, il convient de remarquer que ces bons précédaient de deux mois environ l'envoi de la facture, y afférente' ; que, même si l'on admettait que l'envoi de la facture constituait, de la part des défendeurs, une protestation entre la clause attributive de juridiction contenue dans le bon de commande, il s'en suivrait que les parties se trouvent en désaccord sur le lieu de paiement et que ledit paiement devrait avoir lieu au domicile de la Société demanderesse, conformément à l'art, 1247 C. civ, ; qu'ainsi le tribunal de ce siège est compétent ;

Attendu que la partie qui succombe doit supporter les dépens ;

Par ces motifs,

Statuant contradictoirement et en premier ressort, se déclare compétent ; retient la cause pour être plaidée à une audience ultérieure ;

Et condamne Bouthéon et Dubreuil aux dépens de l'incident.

Appel par MM. Bouthéon et Dubreuil. Arrêt confirmatif ainsi conçu : LA COUR,

Attendu que l'assignation a été délivrée à requête de la Société Schneider et Cie ; qu'il est énoncé dans l'exploit que dans le courant de 1910, ladite Société a fait à Bouthéon et Dubreuil plusieurs commandes de pièces d'acier, et que, confiante dans la qualité loyale et marchande des objets spécialement commandés par elle, elle les avait usinés en grande quantité et montés sur ses châssis ; que, lorsque l'intimée a, dans ses dernières conclusions devant le tribunal, demandé qu'il, lui soit donné acte de ce qu'elle entend poursuivre exclusivement la réparation du préjudice à elle causé par les livraisons se référant aux commandes des 25 novembre, 23 et 30 décembre 1910, elle n'a fait que préciser les causes de son action déjà indiquées dans son exploit introductif d'instance ;

Attendu que les appelants ont contracté d'abord avec Théodore Schneider, alors qu'il exploitait seul une firme d'automobiles, puis avec la Société Th. Schneider et Cie, régulièrement constituée le 28 septembre 1910, et légalement publiée le 20 octobre suivant ;

Attendu que les commandes faites en juillet, août et septembre 1910 ont été facturées au nom de Schneider seul, que celles faites en novembre et décembre de la même année, ont été facturées au nom de la Société Schneider et Cie ; que Bouthéon et Dubreuil n'ont donc pas ignoré qu'ils traitaient non plus avec Schneider, mais avec la Société ;

Attendu, que les appelants soutiennent à l'appui de leur exception d'incompétence, que Schneider et la Société

Société et Cie ne forment qu'une seule et même personnalité ; que les différents marchés passés avec Schneider et la Société n'en forment en réalité qu'un seul régi par les conditions acceptées par Schneider ;

Attendu que ces soutènements sont contredits par les circonstances et documents de la cause, qu'il n'est nullement démontré que la Société Schneider et Cie a pris en charge les marchés passés antérieurement par Schneider seul, que ce fait n'apparaît pas de la constitution des apports de Schneider dans la Société ; que les commandes sont distinctes, indépendantes lès unes des autres ; qu'il ne s'agit pas d'un marché unique de pièces à livrer par périodes échelonnées, qu'on se trouve en présence de commandes diverses émanant de personnalités juridiques différentes ; que la Société Schneider et Cie est sans qualité pour agir au nom de Schneider seul ;

Attendu que les commandes ont été passées au. moyen de bons portant qu'en cas de contestation, le différend sera jugé par le Tribunal de commerce de Besançon et que les paiements seront faits au Comptoir d'escompte de Mulhouse, à Besançon ; que ces stipulations ont été acceptées par les appelants, que ceux-ci ont reçu, exécuté et expédié les commandes sans aucune protestation au. vu de ces bons ; que les mentions apposées sur les factures adressées postérieurement par Bouthéon et Dubreuil à la Société ne peuvent modifier les conditions des marchés contractés en conformité des stipulations insérées dans lesdits bons de commandes ; que Besançon étant le lieu de paiement, le tribunal de commerce de cette ville a été compétemment saisi en vertu de l'art. 420, § 3, C. pr. civ.;

Par ces motifs et ceux non contraires des premiers juges,

Reçoit l'appel régulièrement interjeté contre lequel aucune fin de non-recevoir n'est soutenue ;

Confirme le jugement ;

Condamne les appelants à l'amende et aux dépens.

M. Laure av. gén. — Mes Courbis (du barreau de St-Etienne) et Haumant av.

NOTE. — Il est de jurisprudence que la réception par un client, sans protestation, d'une facture indiquant le lieu où le paiement doit être fait, implique l'acceptation par ce client de la clause portée à ladite facture, notamment en ce qui concerne l'application de l'art. 420, § 3, C. pr. civ. et la détermination du, tribunal compétent. Cass. 26 décembre 1898 (Gaz. Pal. 99.1.106); Dijon 22 mars 1897 (Gaz. Pal. 97.1.691 — S. 99.2.9 — D. 98.2.102) et les notes, Toulouse 2 mars 1904 (Loi 15 mars 1904 — Gaz. Pal. T. O. 1902-1907, v° Compétence commerciale, n° 363); Lyon 30 janvier 1906 (Mon. jud. Lyon 18 octobre 1906 — Gaz. Pal. ibid., n° 367) ; Rennes 13 février' 1908 (Rec. Rennes 1910.66 — Gaz. Pal. 1910.1, Table, v° Compétence' commerciale, n° 46). Il semble donc naturel d'attribuer, comme le fait l'arrêt recueilli, les mêmes effets, mutatis mutandis, à la réception, sans protestation,' par te fournisseur de bons de commande formant contrat et renfermant des stipulations déterminatives du lieu de paiement et attributives de compétence. Quant à la circonstance que, postérieurement à la réception de ces bons et à l'exécution sans réserves ni protestations de la commande, le fournisseur aura, à son tour, envoyé des factures revêtues de mentions contraires, c'est là, à coup sûr une circonstance inopérante puisque, pour apprécier les conditions qui doivent présider à l'exécution d'une convention, c'est au moment même où s'est noué le contrat qu'il y a lieu de se placer, les événements ultérieurs devant, en principe, demeurer sans influence sur ces conditions. Jugé en ce sens que les clauses insérées dans les factures qui auraient pour résultat de modifier les conventions stipulées lors de la formation du contrat, et de changer le lieu du paiement, et par suite, l'attribution de compétence, ne peuvent produire effet que si elles ont été acceptées soit expressément, soit tacitement par l'acheteur. Trib. com. Le Havre 11 février 1903 (Rec. Le Havre 1903.1.118 — Gaz. Pal. T. 0. 1902-1907, v° Compétence commerc. n° 361).